LLA, CERASA, Université de Toulouse le Mirail
Design, danse, transdisciplinaire, interculturel, empathie, geste
Développer un enseignement du design au sein d’une université de lettres et de sciences humaines est une opportunité rare. Par essence, le design repose sur la pluralité des approches disciplinaires. Tout comme la philosophie, la sociologie, les arts plastiques, l’histoire de l’art, il imagine, raconte, questionne notre relation à l’autre et à l’environnement. Dans une logique interactive, il exploite une capacité d’analyse de signaux faibles et des expériences sensibles de situations singulières pour donner naissance à des objets innovants. Dans le cadre de nos enseignements de design à l’Université de Toulouse le Mirail, nous nous sommes interrogés sur les modalités pédagogiques susceptibles de développer de telles aptitudes. Depuis quelques années, nous avons impulsé et mis en œuvre, des dispositifs expérimentaux à la croisée de problématiques de création transdisciplinaires et de complicités artistiques inattendues
Le projet entre danse et design a été réalisé durant l’année universitaire 2006-2007 dans le cadre d’un programme intensif Socrates IP financé par la Commission Européenne. Il a aussi reçu le soutien de la Direction Régionale des Affaires Culturelles de Midi Pyrénées et a bénéficié de l’expertise d’Annie Bozzini, Directrice du Centre de Développement Chorégraphique de Toulouse. Le programme a pris place en janvier 2007 avec comme partenaires l’Université CEU de Valence en Espagne (associée au groupe de designers Culdesac), l’Universitad degli studi di Firenze, en Italie et les chorégraphes Boris Charmatz, Manuela Agnesini, et Rachel Garcia. Le Socrates IP s’est déroulé sous la forme d’un workshop durant 15 jours en alternant différents exercices de danse et de design.
Le design constitue avant tout une conception du monde. La confrontation avec la danse positionne le geste comme le médium par lequel on dépasse la perception d’une situation donnée pour éprouver corporellement une expérience : un autre cheminement pour de nouvelles typologies d’objets ou comment explorer avec un chorégraphe, les possibilités de dessiner un objet à partir du geste ? Comment la rencontre et la friction du point de vue des chorégraphes et des designers peut-elle générer de nouvelles formes et de nouvelles modalités d’usages ?
Expérimenter la gestuelle comme une matrice de création pour la conception d’objets innovants. L’acte créatif reposerait donc sur ces deux postulats : se mettre à la place de, « déceler l’invisible » et expérimenter sensoriellement la situation révélée. Etonnante matrice que le mouvement d’un corps en mouvement pour générer un objet !
On pourrait se demander quelle légitimité il y a à confronter deux disciplines comme la danse et le design : l’une relève des arts du spectacle et se joue devant un public, durant un temps déterminé, l’autre se préoccupe de donner une forme aux objets qui font de ce monde un monde humain.
La danse est avant tout un langage du corps. La danse renvoie à une forme primitive de communication. Elle est un moyen d’exprimer par le corps des émotions et des sensations de la vie quotidienne. Danser pour séduire, danser pour se distraire, danser la joie d’une victoire ou encore danser pour revendiquer. Le corps s’engage, le corps s’instrumentalise. Un espace d’expressivité où le corps se meut librement et où les expérimentations successives participent de la construction d’un nouveau langage.
On pourrait prolonger cette idée avec le texte de Marcel Mauss qui développe l’idée qu’un certain nombre de geste de la vie humaine peuvent être analysés sous l’angle de la technique : comme accoucher, se laver, nager… Chaque geste propre à ces situations démontre son caractère efficace : un geste poursuivant un but … le corps au centre.
A l’inverse du langage parlé dont la compréhension relève de l’articulation de différents niveaux (phonèmes, mots, phrase…), la gestuelle ne connait pas de restriction similaire. Elle évolue plus librement, provoquant à chacune de ses variations spatiales, temporelles, de formes ou de trajectoires, de nouvelles expressions et significations.
La danse, exploite ces possibilités de la gestuelle. Cette question de la signification, en jeu dans l’espace chorégraphique, l’est aussi dans la gestuelle qui me relie à un objet. Prenons l’exemple d’une carafe à la forme arrondie, dont le poids m’oblige à utiliser mes deux mains pour le service. Remplir un verre d’eau à mon voisin revient dés lors à lui offrir à boire : la forme de l’objet, influe sur le geste qui se répercute à son tour sur la signification de l’action. Mais le designer n’a pas nécessairement conscience de la complexité de ces mécanismes. Dés lors, tout le travail du chorégraphe lors du workshop, vise à amener les étudiants à éprouver corporellement ces situations.
Par un travail sur le corps et le mouvement, les étudiants éprouvent et expérimentent l’existence d’une gestuelle du quotidien ainsi que ses répercussions multiples et polysémiques.
Le designer ne se met il pas à la place du futur utilisateur pour générer son objet ?
Cette capacité qu’a le designer par empathie à se substituer à l’autre lui permet de créer une sorte de glissement de l’avant vers l’après, de se mettre à la place de l’usager. N’est ce pas là aussi une manière de brouiller le schéma émetteur récepteur et de déplacer cette dichotomie en se substituant à l’autre pour mieux répondre à son besoin ?
L’empathie du designer suppose une capacité du designer à développer une sensibilité exacerbée capable de décrypter l’extraordinaire, la magie et la poésie dans les actes et les comportements des gens ordinaires dans le but d’inventer le monde de demain. L’acte créatif reposerait donc sur ces deux postulats : se mettre à la place de, déceler l’invisible et expérimenter sensoriellement la situation révélée.
Le geste devient le médium par lequel on dépasse la perception d’une situation donnée pour éprouver corporellement une expérience : un autre cheminement pour de nouvelles typologies d’objets ou comment explorer avec un chorégraphe, les possibilités de dessiner un objet à partir du geste ?
Le designer, pour peu qu’ils se donnent la peine d’explorer des voies méthodologiques inattendues, a ce potentiel d’inventer d’autres possibles, d’autres formes, plus proches de l’homme, et justement tellement plus à l’écoute de nos cinq sens.
A partir d’une situation simple comme boire un café, prendre une pause, traverser une route… les étudiants expérimentent les micros-modifications gestuelles induites par le changement de contexte (friendly, carrefuly, sexy, quickly) sur l’action à effectuer. Dans un second temps sont proposées des variantes de formes pour les objets utilisés et/ou inventé. Pour la situation quickly, par exemple, le geste de la main qui signale à l’automobiliste que le piéton va s’engager sur la voie est exploité. Ce simple mouvement génère autour de lui un volume spécifique qui est revisité afin de créer un objet signal en accord avec la signification de l’action et sa connotation publique. La proposition, constituée d’un ruban phosphorescent accroché à la ceinture, dessine et matérialise, lorsqu’on le déploie, le mouvement de la main levée qui signale la traversée et renforce ainsi l’intention du piéton.
Dans un tout autre registre, celui de la toilette et plus précisément du rituel du lavage des mains, les gestes sont revisités selon différentes directions qui ouvrent chacune sur de nouvelles formes et de nouvelles modalités d’usages. Sont proposés différentes variantes de lavabos. Le premier intègre un savon positionné en arc de cercle autour du réceptacle, comme une invitation à la caresse. Un autre se décline sous la forme d’une boule mi-céramique, mi-savon traversée par un filet d’eau et nous invite là encore à modifier nos jeux de mains habituels, pour plus de sensualité. Un autre enfin propose un lavabo en trois parties qui matérialise la décomposition des actions associés au rituel : mouillage, savonnage, séchage…
L’expérience corporelle sert donc d’incitateur à un acte créatif, qui à son tour conditionne la relation gestuelle que nous entretenons avec l’objet lors de l’usage. Le geste dès lors, est perçu comme un élément « chorégraphié » complexe interagissant avec l’environnement global et immédiat de l’utilisation.
Le geste devient alors la contre-forme de l’objet, une sorte de négatif. Mais un négatif indexé, c'est-à-dire inscrit dans une des dimensions possibles de l’objet : celle de l’usage. En quelque sorte, notre travail sur le geste se rapproche d’un travail sur le moule : on explore le devenir de l’objet en s’intéressant à ses contre-formes possibles. Il s’agit de partir du geste, pour mieux y retourner, mais différemment.
L’acte créatif reposerait donc sur ces deux postulats : se mettre à la place de, déceler l’invisible et expérimenter corporellement la situation révélée. De la combinaison de ces deux ressentis, de l’autre et de soi même émerge un nouveau cheminement méthodologique de projet : pour de nouvelles typologies d’objets.
Les différents exemples détaillés précédemment illustrent cette nécessité pour l’utilisateur d’interroger l’objet afin d’en saisir le fonctionnement. Qu’il s’agisse du lavabo ou encore de l’objet signal, l’usage implique la compréhension et la réplique du geste éprouvé initialement par le designer.
Ainsi, la relation d’empathie entre usager et designer est interactive. Elle consiste pour le premier à effectuer un effort de compréhension sur un dispositif qui dérange ses habitudes et pour le second à faire en sorte que l’écart entre ce qui est connu et le caractère innovant de la proposition ne soit pas infranchissable. La créativité et le renouveau des objets de notre quotidien reposent sur cet équilibre.
Lorsque nous avons initié le workshop entre danse et design, un de nos principaux argumentaires pour mettre en place cet atelier de création reposait sur l’utilisation de la danse comme discipline complice en tant que moyen pour dépasser les barrières linguistiques et les obstacles liés à une situation pédagogique interculturelle.
Le workshop : danse et design, réalisé à une échelle internationale constitue un véritable double crossing, interculturel et transdisciplinaire.
En envisageant le design comme un laboratoire artistique, nous avons pu dépasser la question de sa finalité "attendue" (visant à répondre à un cahier des charges prédéterminé) pour expérimenter d’autres possibles.
Transdisciplinaire, le dispositif fut une extraordinaire occasion d’éprouver nos hypothèses de départ sur les interactions possibles entre les deux pratiques danse et design. Comme nous le pressentions, la confrontation nous a aidés à mieux cerner, par friction, les frontières sans cesse mouvantes du design contemporain. Elle nous a aussi permis d’explorer d’autres voies de méthodologie de projet, fécondes en termes de créativité et d’innovation artistique, comme en témoignent les nombreuses expérimentations, les multiples projets étudiants (dont certains sont en cours de prototypage), et les vidéos qui ont vu le jour durant cette quinzaine.
Le workshop Danse et Design va être renouvelé en 2008 et 2009.
Plus ambitieux encore, nous travaillons actuellement avec le CIAM, Centre d’Initiative Artistiques de l’Université de Toulouse Mirail, et son Directeur Jacques Bétillon, à la construction d’un programme européen d’envergure : une Fabrique Européenne Culturelle nommé FABREC. Le projet repose lui aussi sur un double crossing interdisciplinaire avec la contribution de plusieurs disciplines artistiques (théâtre, littérature, design, musique, cinéma) et interculturel avec cinq partenaires européens (Pologne, Turquie, Italie, Allemagne et Autriche).
Un nouveau pari intellectuel et artistique que nous attendons avec impatience !
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