Le design aléatoire à terminer : Céline Picard

“ Poussant les choses à l'extrême, rien n'empêche d'imaginer que la conception de l'objet final puisse être, un jour, le fait de l'utilisateur
lui-même, le designer conservant, peut-être (…)
un rôle de guide. ”
Raymond GUIDOT (1994, p.212)


Quelques designers orientent le design vers des applications plus audacieuses afin de sortir d’une production standardisée mais aussi d’une surconsommation tendant à désincarner l’usager. Quelques consommateurs trouvent des stratégies afin de se réapproprier les objets de grande consommation, de les rendre uniques. Ayant perçu cette mouvance, certains designers se lancent dans le concept du “ design aléatoire ”, tel que nous le nommons. Son objectif principal est d'impliquer largement l'usager dans la finalisation de leur objet. Ainsi, le consommateur passe d’un statut passif à actif en devenant quasi co-designer. Le positionnement conceptuel des designers de l’aléatoire, plus proche de ceux connus dans le champ des arts plastiques contemporains, place leurs productions à mi-chemin de l'art et du design d'objet.

Design aléatoire, sujet-actant, non-fini, imperfection, interdisciplinarité

Les premières automobiles étaient livrées dans leur plus simple expression : un chassis, un moteur. A la charge du carrossier local de la compléter selon les désirs du client. A l’inverse, le consommateur contemporain est submergé d’une foule de produits finis. Tout est mis en place pour pousser à la consommation excessive. En réaction à ce système est né une besoin de personnaliser notre environnement quotidien. Il est apparu en Californie, entre 1940 et 1965 sous le terme de “ tunning ” et consistait alors à opérer des modifications esthétiques et performatives sur des véhicules, les transposant de la sphère industrielle à la sphère artistique. Ce désir de se réapproprier des productions “ anonymes ”, s’est développé jusqu’à aujourd’hui, de la mode des meubles en kit, des tags à la personnalisation de vêtements, téléphones. Leur présence quotidienne excessive, leur standardisation à outrance, déshumanisée, provoque un besoin de reconnaissance individuelle.
Quelques designers, que nous nommons “ designers de l’aléatoire ”, tentant de répondre à cette volonté toujours croissante, proposent des produits non-finis, “ à terminer ” par le consommateur. L’aléatoire intervient tant dans la non-maîtrise des gestes de l'acheteur que dans l’impossibilité pour le designer de prédéfinir la forme ou la fonction de l’objet.
Cette analyse, même si elle traite d’une position particulière dans le domaine de la création d’objet (et dans l’histoire du design), permet d’aborder les problèmes de fond concernant les limites du design fonctionnaliste et d’en proposer des échappatoires possibles. Ce revirement du design ouvre clairement un vaste questionnement autour des limites du design d’objet et du rôle du designer.

Nous verrons qu’au travers ce processus hors-norme, l’objet et l’usager entrent en interaction. C’est en ce sens que le consommateur passe d’un statut passif à actif. De plus, le recours à l’aléatoire induit le principe de non-contrôle, qui lui-même entraîne la notion d’imperfection, elle-même née du fortuit. Cette redéfinition des “ lois ” de la création d'objet, où l'imperfection devient une des composantes esthétisantes, pose la problématique de l'affiliation avec les arts plastiques.


Collection A-POC, “ A Piece Of Cloth ”, imaginée en 2000 par Issey Miyake
Ce projet a été réalisé aux côtés de l’industriel du textile Dai Fujiwara, spécialisé dans les textiles dits “ intelligents ”. A-POC, révolutionne tout autant la mode, la manière de concevoir un vêtement et de le produire, mais aussi la manière dont l’usager peut se l’approprier.
Il s’agit d’un rouleau de tissu, de deux épaisseurs, dans lesquelles sont prédécoupées des silhouettes. Les silhouettes sont perforées à la chaîne, et prêtes à être découpées par l’usager. Chaque dessin, imaginé par Issey Miyake, permet un nombre relativement important de choix lorsqu’il est découpé. Ainsi, selon ses envies ou besoins, l’acheteur peut obtenir une robe, une jupe, un abat jour ou, pourquoi pas un siège, ou un couvre siège. On peut imaginer aussi, utiliser une certaine partie de la silhouette pour réaliser un tee-shirt et l’autre pour confectionner un bonnet, des chaussettes ou une ceinture ! Une fois le tissu découpé, l’air prend place dans l’épaisseur existant entre les deux pans de tissu et l’habit prend sa forme et son volume .

Ingo Maurer, suspension Birds birds birds, 1992
Elle est constituée d’une longue tige métallique suspensive le long de laquelle émane une succession de 21 petites tiges métalliques enroulées autour des fils électriques. A l’extrémité de chacune se trouvent une ampoule dotée de deux ailes, réalisées en véritables plumes d’oiseau. Ces fils de fer enroulés autour des fils électriques sont positionnables à souhait. L’acquéreur peut ainsi obtenir une composition ouverte et aérée ou plutôt rassemblée. L’éclairage varie selon la direction donnée aux ampoules qui peuvent venir éclairer le plafond, la table de salon ou la table du séjour.
suspension Zettel’z, 1997
Elle est composée d’une longue tige suspensive sur laquelle sont greffées une trentaine de fils de fer, longs de 30 à 50 centimètres. Elle est livrée avec une série de petits papiers rectangulaires, à pincer aléatoirement le long de ces tiges métalliques. Certains d’entres eux sont sérigraphiés et laissent apparaître des citations, expressions et/ou mots imaginés par le designer. D’autres papiers sont laissés vierges. Le “ but du jeu ” est de les personnaliser avec des dessins, expressions, signatures… Ingo Maurer laisse donc à l’acheteur la charge de griffonner ces papiers blancs.

L’objet perd donc son statut d’objet standardisé pour entrer dans la sphère de l’intime, du privée. Ce dernier possède, une fois la customisation terminée, un objet unique.
Il est intéressant de constater qu’une relation dialectique est proposée à l’acheteur, par le designer.




Tord Boontje, Rough-and-ready, 2000,


Il s’agit d’une collection complète comprenant des bibliothèques, armoires, lampes, tables ou chaises.
Pour réaliser cet objet, Tord Boontje offre au public un fascicule. Celui-ci contient les instructions nécessaires pour construire soi-même cette chaise appuyées par des schémas.
Cette “ notice de fabrication ” est volontairement laissée relativement floue notamment lorsqu’il s’agit du choix des matériaux. Le designer souhaite en effet que le consommateur maîtrise l’esthétique mais aussi le coût de son objet. Par exemple, la structure de la chaise peut être faite à partir de morceaux de bois trouvés ou de métal, l’assise peut être recouverte à l’aide d'une vieille couverture ou d'une longue corde. Ainsi, le designer n’a, finalement, qu’une idée très vague des formes que les différentes chaises vont prendre. L’objet peut ainsi, en fonction des goûts ou des désirs des propriétaires, passer d’une apparence campagnarde et traditionnelle à une apparence plus high-tech.
Tord Boontje donne, au consommateur, les moyens de créer à l’infini sa propre chaise, sans avoir à en acheter d’autres.
Le design aléatoire devient concept et, finalement, n’est proposé au consommateur que sous une forme abstraite, peut être matérialisée par la bidimentionnalité du fascicule.
Suspension Garland
Il s’agit d’une guirlande métallique de 1 mètre 60 de long.
Elle est ornée de fleurs et de feuilles stylisées, elles-mêmes en métal. L’usager doit se procurer une ampoule classique et enrouler la guirlande tout autour. Elle est facilement positionnable et nécessite, pour la fixer, d’une simple agrafe. Selon ses envies, le consommateur peut la laisser plus ou moins ballante et resserrée autour de son centre d’accroche. La diffusion de la lumière est influencée par cette disposition qui détermine le potentiel d’éclairage de l’objet.

Do Create, fondé en 1996, regroupe des designers internationaux venus s’associer autour de travaux expérimentaux . Notons qu’ils s’approprient le verbe “ do ”, c’est-à-dire le verbe faire du concept “ do it yourself ”.


Ainsi, pour s’asseoir sur le fauteuil Do hit de Marijn van der Poll, il revient au propriétaire d’emboutir l’assise grâce au marteau fourni avec.
En effet, ce fauteuil est livré industrialisé, sous la forme d’un bloc d’acier creux, parfaitement cubique. Tel quel, il ne peut servir en tant que fauteuil. Dans les objets de Do Create, l’objet ne se donne pas à l’usager sous sa forme ustensilaire traditionnelle. L’acheteur customise totalement cette assise qui peut être plus ou moins haute pour offrir tout autant un fauteuil, un fauteuil club ou une chauffeuse. Lui revient aussi la responsabilité ergonomique ; le confort reste entièrement à sa charge.

Participer à la finalisation de l’objet, sans avoir de directives précises de la part des designers, revient à redéfinir le statut du consommateur.
C’est une véritable valorisation conceptuelle offerte à l’usager. Jusque-là, ce dernier n’était considéré, finalement, qu’en termes économiques et de “ cible commerciale ”. L’usager va acquérir, grâce au design aléatoire “ à terminer ”, une nouvelle posture puisque notamment, il passe d’un statut passif à un statut actif. De plus, cette implication dans la production de ses biens lui permet d’exprimer toutes sortes de ressentis émotionnels et laisse envisager un nouveau rapport designer/consommateur/objet.

“ Ça vous plaît ? C’est moi qui l’ai fait ! ”




Dans la société d’aujourd’hui, chacun apprécie de pouvoir mettre sa touche personnelle et d'exprimer ainsi son individualité. Il peut ainsi se retrouver dans ses objets du quotidiens.
Les actions ainsi entreprises font partie de la mémoire de l’objet. Le travail exécuté, en amont de sa fière exposition, rehausse sa valeur.
Nous pouvons conclure en disant que les interventions fournies sur l’objet le rendent in-jetables. Des émotions lient les deux et l’objet, jusqu’à son abandon ou sa destruction, gardera en lui les traces matérielles et émotives de son utilisateur.
L’objet n’existe, dans sa valeur fonctionnelle, qu’à partir du moment où l’utilisateur l’a customisé, personnalisé. Jusqu’à cette étape cruciale, l’objet reste concept, œuvre artistique, c’est-à-dire dénué d’une fonction concrète. Même si l’objet garde une apparence décalée vis-à-vis du design académique, une fois “ abouti ” par le consommateur, il passe, malgré tout, dans la sphère ustensilaire.

Cette approche nous alerte sur la manière figée avec laquelle la plupart des intérieurs sont vécus mais aussi et surtout sur la tiédeur d’une grande partie de la production de l’ère industrielle.
Le rôle du designer, au-delà de la réponse à des attentes esthétiques et fonctionnelles doit aussi porter un regard nouveau, observer l’existant. Il se positionne désormais comme un garde-fou de la société à l’instar des artistes.

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